13
La journée durant, sous un soleil cruel, la reine Ahotep avait apporté elle-même de l’eau et de la nourriture aux charpentiers qui travaillaient sans relâche. Malgré la chaleur. Vent du Nord acceptait sans rechigner de lourds chargements. De son pas sûr et tranquille, il suivait la régente, toujours accompagnée de Rieur le Jeune, tous les sens aux aguets.
Seule la présence active de la reine empêchait les Thébains de sombrer dans la désespérance. Certes, ils vivaient à nouveau librement, mais pour combien de temps ? La puissance hyksos n’était qu’égratignée et, tôt ou tard, la réaction du dragon serait terrifiante.
Mais il y avait Ahotep, sa beauté, son sourire et sa détermination que rien ne pouvait affaiblir. L’âme de Séqen vivait en elle et lui donnait sa force.
Seule Téti la Petite sentait que sa fille commençait à douter.
— Ne faudrait-il pas reculer la ligne de front et nous contenter de Thèbes ? lui suggéra-t-elle, alors qu’elles dînaient sur la terrasse du palais de la base militaire.
— Ce serait une solution raisonnable, en effet.
— Autrement dit, elle ne te convient pas.
— Elle ne convient pas à l’Égypte, mère. Une liberté partielle ne nous conduirait qu’à une prison plus intolérable que celle dont nous sortons. En nous repliant sur notre petit territoire, nous deviendrions une proie facile pour l’empereur.
— Tu refuses donc la réalité, Ahotep !
— Jamais je n’accepterai celle imposée par Apophis, car elle est contraire à la loi de Maât. Si nous reconnaissons la suprématie de la violence et de l’injustice, ce monde ne sera plus habitable.
— Alors, que projettes-tu ?
— Il ne nous reste que peu de statues divines, et nous ne les honorons pas suffisamment. Pendant dix jours, je leur offrirai les meilleures nourritures en implorant les ancêtres d’inspirer mon action. Sans leur appui, nous courons à l’échec. Ensuite, je consulterai le dieu Lune.
Téti la Petite contempla longuement sa fille.
— Ahotep, tu es devenue une véritable reine d’Égypte.
De nouveau s’accomplissait le rituel dont dépendait l’équilibre de l’univers : péché puis reconstitué par les dieux Thot et Horus, l’œil complet de la pleine lune brillait d’un éclat si intense que s’ouvrait l’esprit des voyants.
— Toi qui connais hier, aujourd’hui et demain, déclara Ahotep, tu sais que je ne renoncerai pas. Ma vie ne m’appartient plus, je l’ai offerte à mon peuple. Vivre en esclavage est pire que mourir. Trace-moi un chemin dans le ciel, je le suivrai.
Dans le disque d’argent apparurent des hiéroglyphes formant un nom.
Ahotep comprit que son cœur n’avait pas fini de saigner, mais les dieux ne lui laissaient pas le choix.
— Exclus toute flatterie et ne me cache rien, Héray, ordonna la reine. Est-il prêt, oui ou non ?
— Majesté, votre fils est un authentique soldat. Il serait capable de combattre en première ligne.
— Quelles sont ses faiblesses ?
— Il rivalise avec nos meilleurs archers, sort vainqueur de n’importe quel corps à corps et manie l’épée mieux que quiconque. Et tout cela en ne dormant presque pas.
— Est-il respecté ?
Héray baissa les yeux.
— Majesté, j’ose à peine vous dire…
— Je veux savoir !
— La métamorphose a été si impressionnante ! Votre fils aîné ressemble de plus en plus à son père. Je n’ai jamais vu un homme aussi jeune doté de telles qualités de chef. Il ne s’en aperçoit pas lui-même, mais il lui suffit d’apparaître pour être obéi.
Ainsi le dieu Lune s’était-il justement exprimé en révélant à la régente le nom de Kamès.
L’heure du couronnement était arrivée.
— Sans vous offenser, mère, cet entretien présente-t-il vraiment un caractère d’urgence ? demanda Kamès. Je comptais tirer à l’arc l’après-midi durant, puis…
— C’est la régente qui te parle.
La gravité d’Ahotep impressionna le jeune homme. Ensemble, ils marchaient lentement le long du lac sacré de Karnak. La lumière était puissante, le lieu paisible.
— Chacun vous vénère, déclara Kamès, mais j’ai un reproche à vous adresser : pourquoi demeurer régente et ne pas devenir Pharaon ?
— Parce que cette fonction te revient, mon fils.
— Je ne possède ni votre autorité ni votre expérience !
— Le dieu Lune a décidé que le temps de ma régence s’achevait et que celui de ton règne débutait. Tu n’as que dix-sept ans, Kamès, mais il te faut succéder à ton père.
Les traits du jeune homme se creusèrent.
— Il reste mon modèle… Comment l’égaler ?
— Si tu veux te montrer digne de lui, en le dépassant.
— Puis-je refuser cette charge ?
— Tu connais la réponse, Kamès.
Le fils aîné d’Ahotep s’immobilisa pour contempler l’eau bleue du lac sacré.
— Comme la guerre paraît lointaine ! Pourtant, dès que je serai couronné, elle sera mon premier devoir. Et je ne devrai pas me contenter de la situation actuelle, mais aller plus loin, beaucoup plus loin… M’en croyez-vous capable ?
— Les dieux exigent que tu le sois.
— Vous êtes le véritable pharaon, mère, et je ne serai que votre bras armé ! La déesse de Thèbes ne s’est-elle pas incarnée dans votre personne ?
— Sans relâche, je lutterai à tes côtés, et jamais mon appui ne te fera défaut. Mais tu régneras à ta manière, Kamès, et selon ton génie propre.
— Un feu me brûle, mère, et il m’empêche de dormir. Souvent, il m’effraye. À cause de lui, je n’ai ni patience ni recul devant les événements. Si le pouvoir m’est donné, ce feu me contraindra à m’attaquer à n’importe quel obstacle, même infranchissable !
Ahotep embrassa Kamès sur le front.
— Tu es mon fils et je t’aime.
Des nuits comme celle-là, le Moustachu aurait voulu en vivre des milliers ! La fille du magasinier était aussi belle que la déesse Hathor. Avec ses seins ronds haut plantés, son délicieux ventre plat et ses jambes fines, qui n’aurait-elle pas séduit ? Et c’était lui, le baroudeur au physique rugueux, qu’elle avait choisi, au moins pour quelques heures.
La guerre n’avait pas que du mauvais. En temps normal, cette jeune beauté n’aurait songé qu’à fonder une famille. Aujourd’hui, qui pouvait être certain de survivre bien longtemps ? De brèves liaisons se nouaient et se dénouaient, les corps exultaient et oubliaient l’angoisse pendant d’intenses moments de plaisir.
Le Moustachu caressait sa maîtresse endormie lorsqu’un rayon de soleil lui frappa le coin de l’œil.
Les nouvelles recrues ! Elles devaient l’attendre depuis de longues minutes. En tant qu’officier supérieur, c’était à lui de les accueillir. Et la régente n’appréciait pas du tout les entorses à la discipline.
Ne prenant pas le temps de se raser, le Moustachu se ceignit les reins d’un pagne de cuir et se rua vers le terrain d’entraînement. Vide.
La base était déserte et silencieuse. Seules les sentinelles, au sommet des tours de guet, se tenaient à leur poste.
Le Moustachu revint vers les maisons des gradés et rentra chez l’Afghan qui menait un combat plus tendre qu’à l’ordinaire.
Il étreignait une jolie brune aux yeux fardés. L’aînée du magasinier ne semblait pas plus farouche que la cadette.
— Hmmm… C’est moi.
— Personne n’en doute, le Moustachu. Serais-tu tombé du lit ?
— Je n’y comprends rien… Il n’y a pas un soldat à l’exercice !
— Tu étais vraiment ivre, hier soir. Je t’ai pourtant précisé que l’armée bénéficiait d’une semaine de repos en raison du couronnement de Kamès.
De son poing fermé, le Moustachu se frappa le front.
— Maintenant, ça me revient !
— Ça t’ennuierait de sortir ?